La suite c'est évidemment raconté par Benoit avec sa plume habituelle :

"-Ah tiens, comme on se retrouve…
Je l’ai entendu ricaner au loin. Il s’’est alors approché et m’a envoyé une bonne bourrasque dans la figure, histoire de confirmer que c’était bien lui.

Lui, c’est mon vieux pote Eole, soufflant plein Est, avec qui j’ai croisé le fer pendant plus de 500 bornes deux ans auparavant sur les routes de Bretagne. Mais en deux ans, on avait eu le temps de s’endurcir, avec la soeurette. Alors on a baissé la tête, laissant derrière nous le village au nom le plus long de France, Saint-Rémy quelque chose de quelque chose. 

Après Châlons, on s’est engouffré dans la Champagne profonde. Des vignes à perte de vue, des producteurs à chaque angle de champ, un coucher de soleil sur la Marne, là, forcément, on était conquis. Avant ça, on s’était quand même mis une petite galère sur la piste cyclable qui se terminait en cul de sac, le long du canal. Le soir, la famille Vuye de Trélou nous ouvrait grand leur porte d’une spontanéité presque improbable.

Le lendemain, on avait à peine fait une vingtaine de bornes avant Clara se rende compte de l’oubli. Vingt, c’était dix-neuf de trop. Oui, pour un kilomètre, on pouvait faire demi-tour. Cinq, passe encore.  Mais vingt, même pour une jolie veste, non. Alors, on a fait le point sur tout ce qu’on avait abandonné en cours de route. Trois tongs, un sac à viande, les popotes, une casquette, une housse de sac de couchage, la liste n’étant bien sûr pas exhaustive. Il devait sûrement manquer à l’appel encore quelques objets.

A l’approche de Paris, on commençait à être à court de carte. Perdus sur une nationale en sortie de Château-Thierry, un poids lourd a eu pitié de nous, faisant demi-tour un peu plus loin pour nous balancer une carte du coin de sa fenêtre de cabine. On a ensuite traversé les petits bleds de la Brie, comme le fromage, dont l’un deux portait le nom.

Et lentement, au fil de notre avancée, on a commencé a les apercevoir. Des monticules à perte de vue, aux pointes escarpées. Froids,  menaçants, terrifiants  Les cimes de béton semblaient toucher le plafond nuageux. Des montagnes de ciment agglutinées les unes aux autres. On s’est regardé avec Clara, est-ce que oui, est-ce que non… Dans la vie, on avait affronté pas mal de trucs improbables, escaladé des cols vertigineux, croisé des ours, des serpents, on avait descendu des gorges en bateau gonflable de supermarché, mais là, non, vraiment, on ne pouvait pas. 

Rentrer en périphérie de Paris en ski à roulettes, qui plus est en passant par Sarcelles, c’était du suicide. Alors on a fini en stop, jusque chez nos grands-parents qui nous ont accueillis à bras ouverts pour notre week-end de repos. Des petits plats préparés avec minutie et amour, on a mangé plus que raisonnable, probablement par peur de ce que pouvait nous offrir la suite de notre périple. 

Mais en cas de pénurie, la générosité des gens est parfois très grande : la semaine précédente, peu après Vesoul, une dame croisée par hasard nous avait offert un paquet de pâtes et un kilo de saucisses fumées.

Pendant ce week-end, certains parisiens auront vu deux fous en ski à roulettes patiner sur l’esplanade du Trocadéro à sept heures du matin. Le soir, à vingt-deux heures, on retrouvait ces deux hurluberlus, toujours chaussés de leurs engins, au bord du Louvres. Mais toute ressemblance avec des personnages existants ne serait que pure coïncidence…

Deux jours plus tard, Clara repartait en vélo avec Thomas, un copain cycliste venu se greffer au Tour, pour sortir de Paris. Une galère sans nom, avec Saint-Denis en point de mire. Et nos deux galériens qui se rendent compte, plus d’une heure après le début de l’étape, qu’ils avaient tourné en rond pour se trouver à quelques centaines de mètres de leur point de départ. Galère qui durera près de neuf heures pour accomplir à peine quarante kilomètres à vol d’oiseau. En comparaison, les tréfonds de la forêt Amazonienne, c’est du gâteau.

A Rambouillet, tata Cloclo nous attendait avec une bonne soupe et un endroit au chaud pour passer la nuit, dans un improvisation la plus totale. Juste ce qu’il nous fallait pour quitter réellement la jungle parisienne…"